Le survivalisme d’État
ou
l’adaptation à une vie plus saine.
Cette histoire est issue du synopsis Survivalistes au pouvoir
Ce jour-là, Aaron marchait dans la rue en direction de la salle de cinéma. Il avait rendez-vous avec une fille qu’il avait rencontrée la veille dans un bar. Diane. Leur discussion s’était poursuivie jusque tard dans la nuit, devant l’appartement de la demoiselle. Il avait refusé de monter prendre un dernier verre, histoire de ne pas passer pour l’homme qui ne pense qu’à ça le premier soir, mais la suite n’en avait été que plus belle. Ils étaient restés sur le pas de la porte, sans voir le temps s’écouler. La proposition de se retrouver au cinéma le lendemain était de lui, il voulait absolument la revoir sans oser le dire. Il avait alors prétexté une envie soudaine de regarder le film à l’eau de rose du moment. Il ne se doutait pas que la journée allait être historique pour une tout autre raison.
Aaron ne s’intéressait plus du tout à la politique. Il vivait sa vie dans son coin, avec les hauts et les bas que tout le monde rencontrait. Les gens qui prenaient les décisions à l’échelle du pays lui importaient peu. À vrai dire, cela faisait des années qu’il ne votait plus. À sa majorité, il avait tout d’abord cru pouvoir changer les choses avec les urnes, choisir, avoir une influence sur l’avenir de son pays. Et les gouvernements se succédant, rien ne bougeait. Les politiciens se contentaient de conserver un pouvoir, de faire des déclarations en ce sens, et de viser la réélection par la rhétorique et non par les actes. Le pire c’était qu’ils s’enorgueillissaient de leur position, persuadés que leur parole avait encore un impact sur la population.
C’était pourtant ce jour-là qu’allait être voté ce qui allait changer la vie de tous les habitants de ce pays. Pour dénoncer un système politique devenu ridicule plus que par conviction, pour tenter d’ouvrir les yeux aux principaux concernés sur la vacuité de leurs mandats, certains citoyens avaient proposé au referendum une loi saugrenue. Elle aurait pu passer à la trappe, mais c’était sans compter le relai improbable que lui avaient fourni les internautes. En quelques jours, cette proposition de referendum avait reçu une quantité de signatures astronomique, obligeant les politiciens à s’en emparer. Dans leur aveuglement, ils ne comprirent que trop tard le caractère humoristique qu’elle revêtait, et certains la défendirent corps et biens devant les médias.
Cette proposition consistait à empêcher chaque famille, chaque citoyen, à se procurer des biens qu’ils n’auraient pas eux-mêmes produits, à l’exception de certaines matières premières comme la farine ou le sucre. Dans les détails, chacun allait devoir cultiver sa terre, construire ou produire soi-même ce dont il aurait besoin — meubles, savons, vêtements… —, en poussant même les restrictions à la notion de production d’énergie. Le ridicule de la proposition était clair, l’impossibilité de telles mesures criante, mais on n’eut d’autre choix que de la mettre au vote.
Le résultat fut sans appel. 97 % d’abstention. Les 3 % restant, soit survivalistes dans l’âme, soit attachés à pousser la blague jusqu’au bout, nous ne saurons jamais, avaient quasiment tous voté en faveur de la proposition de loi.
Au sommet de l’État, on tenta de faire traîner les choses, mais il fallait bien se rendre à l’évidence, des mesures devraient être prises pour que cette loi soit appliquée. La contester au regard d’une abstention aussi conséquente reviendrait à remettre leur mandat en question, étant eux-mêmes élus à peu près avec la même quantité de voix.
C’est ainsi que le jour de la proclamation de la loi, bien que tout le monde avait pris ça pour une blague, on finit par se rendre compte de la réalité. Des mesures allaient être mises en place pour la transition. Pour commencer, les gens auraient tout d’abord encore le droit et la possibilité de se fournir en matières premières. Jusqu’à ce que les stocks soient épuisés. Mais à brève échéance, il n’y aurait plus aucun moyen d’acheter ces produits de première nécessité. Où que ce soit, tous biens manufacturés, transformés ou travaillés seraient introuvables. Sucre et farine allaient devenir denrées rares, mais la première chose qui vint à manquer fut la source d’énergie. Le gaz, l’électricité et l’essence n’étaient pas produits par chaque citoyen dans son jardin. Après la ruée dans les magasins, et la pénurie due au stockage massif par certains consommateurs de bouteilles de gaz, plus personne ne put s’en procurer à part au marché noir. Et là encore, la rareté en faisait des denrées extrêmement chères. Il fallait trouver une autre solution pour s’en sortir.
Entre-temps, Aaron et Diane, la jeune fille du cinéma, s’étaient mis ensemble sans se soucier des évènements extérieurs. Quand on est dans l’œil du cyclone, on ne réalise pas que le vent va se remettre à souffler sous peu. D’autant moins, si on est amoureux.
Aaron était informaticien. Il n’avait aucune idée de comment il allait pouvoir survivre avec sa nouvelle compagne sans avoir la possibilité de se procurer toutes ses courses en supermarché. Alors, produire lui-même ce dont ils allaient avoir besoin, n’en parlons pas.
Heureusement, Diane était plus débrouillarde. Par souci de respect pour la planète, elle avait acquis certains réflexes de « fait maison » qui leur permettraient au moins de voir venir. Ils allaient s’adapter.
Aaron était déjà allé regarder des vidéos sur des sites web de survivalistes, mais par simple curiosité, jamais en se disant qu’un jour il aurait à en passer par là. Produire leurs propres chauffage, électricité et nourriture… Dans son esprit, ce n’était plus un défi, c’était du suicide. Le gouvernement devait en avoir conscience, annuler le vote, faire quelque chose… Mais la peur de perdre le peu de pouvoir et de légitimité empêcha ces chers « représentants » du peuple de prendre une quelconque décision en ce sens.
Les pénuries commencèrent, et le marché noir prit de l’ampleur. Le gouvernement, censé être présent pour la transition, n’avait rien préparé. Dans les médias, tout le monde se rejetait la responsabilité. Les uns accusaient la politique actuelle, les autres l’opposition, mais personne ne se remettait en question. Dans ce genre de situations, tout était bon pour ne pas avoir à prendre les mesures nécessaires et à en assumer les conséquences. On cherchait à rejeter la faute plutôt qu’à préparer l’avenir. Pour faire court, dès l’acquisition d’un semblant de pouvoir, l’humain devient égoïste pour le conserver. Un mal pour un bien, cet aveuglement ne leur permettait pas de comprendre que cette attitude allait être à l’origine de leur chute. L’animal blessé, quand il en a conscience, se bat pour sa vie, s’il ne le réalise pas, il se contente de mourir à petit feu.
En attendant, Aaron et Diane à l’image de l’entière population étaient en grande difficulté. L’hiver arrivait et ils n’avaient aucune solution de chauffage. Ils tentaient de se former à la production d’électricité en autonomie tant bien que mal, mais l’échéance était fort courte. Aaron se rendit vite compte par ailleurs que son emploi n’avait plus beaucoup de sens, et que le conserver dans la situation actuelle revenait à s’accrocher à une chimère. Les seules personnes à même de changer la loi n’allaient pas bouger le plus petit doigt. Rester employer allait lui faire plus de mal que de bien. L’argent était voué à disparaître, l’impossibilité d’acheter quoi que ce soit le rendait inutile. Et l’espoir que la vie redevienne comme avant le referendum s’amenuisait petit à petit. Un salaire dans ces conditions était improductif. Les gens perdaient leur travail, mais n’avaient pas le temps de s’en plaindre, ils devaient s’adapter et se former à l’autonomie. Récupérer des poules, trouver un lopin de terre à cultiver, produire leur énergie.
C’est dans ce genre de situation que l’humanité est prête à relever les défis les plus improbables. Là où nous aurions pu croire que le marché noir allait avoir la part belle, et que les inégalités ne cesseraient de se creuser, l’inverse se produit. L’entraide devint la norme. Les villes aux voisins anonymes se délimitèrent en quartiers s’apparentant à des petits villages où tout le monde connaissait tout le monde. Les plus débrouillards prirent en charge les plus faibles et les moins préparés. Nous étions bien loin des ventes sous le manteau du début de crise. L’égoïsme faisait rapidement place à la solidarité.
Dans le voisinage d’Aaron et Diane se trouvait toute la ressource possible pour permettre à tout le quartier de survivre. Certains possédaient déjà un potager et d’autres avaient la science des éoliennes et autres systèmes de production d’énergie. L’un d’entre eux avait relié son vélo à la courroie de sa machine à laver, le tout couplé avec une petite bobine. Il pouvait ainsi à la fois recharger certains de ses appareils électriques et faire la lessive, tout en conservant une bonne forme physique.
La population se rendit vite compte que chacun dans son coin avait déjà les compétences nécessaires pour survivre en une telle période, et de rencontrer les autres pour combler ses lacunes était une source de joie. Depuis maintenant quelques années, les gens avaient réalisé que le monde ne tournait pas très bien, et expérimentaient des façons de pallier ce déséquilibre invisible.
Aaron et Diane s’adaptaient, ils firent leur pain eux-mêmes, ils se renseignèrent auprès de leurs voisins, pour s’associer en petits villages, créer des jardins partagés qui profiteraient à tous.
Les fournisseurs d’accès à Internet nationaux disparaissaient, mais des débrouillards comme Aaron arrivaient à maintenir un certain réseau grâce à leurs connaissances de l’Ancien Monde. Contre échange raisonnable de produits de première nécessité, ils le proposaient à tout le monde. C’était d’ailleurs devenu la norme. Chacun accomplissait un travail qu’il maîtrisait — agriculture, connaissances, construction — en échange d’un autre service. L’argent n’était plus en jeu, et le tout fonctionnait à petite échelle. Le fait de n’impliquer aucune rémunération et conserver un niveau local permettait de respecter la loi, et de rapprocher les gens.
C’est ainsi que les voisins d’Aaron profitaient de l’accès à Internet, tout comme des savons de Diane, en les aidant à cultiver un bout de terrain et en partageant l’électricité qu’ils avaient réussi à produire.
Même si aujourd’hui la population s’est bien adaptée, fonctionnant en petite collectivité, une peur reste pourtant présente. Celle de revenir insidieusement à la situation de départ. Celle amenant des gens à avoir un pouvoir sur d’autres. Celle dans laquelle l’argent et la volonté d’en avoir toujours plus dirigeaient l’humanité.
Aaron pressent déjà le besoin de contrôle chez certains de ses camarades les plus proches. C’est une des raisons qui l’a poussé à rendre Internet et la connaissance accessible au plus grand nombre. Pour lui, seuls l’éducation et le développement personnel des nouvelles générations permettront un jour de s’émanciper de cette nature humaine destructrice.
Ce vaste questionnement sur le choix de restaurer le mode de vie tel qu’on le connaissait avant les lois survivalistes, ou de s’affranchir des erreurs du passé est dans toutes les têtes. S’entraider plutôt que de voir émerger des conflits de ressources.
La création d’écovillages qui interagissent autant que possible, et où tous ont la parole nécessite beaucoup d’adaptation et d’acceptation de certaines mésententes. Mais dans l’ensemble, chacun semble y prendre part et en comprendre l’importance pour ne pas retomber dans la barbarie du monde d’avant. Le partage des biens et des tâches équitables au sein de la communauté conduit vers un futur meilleur. L’avenir seul nous le dira. En attendant, Aaron et Diane sont heureux et envisagent même d’agrandir la famille, maintenant que l’environnement se présente de manière accueillante.
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