7 octobre: FANCY (tape-à-l’œil, spécial/marquant/inhabituel)
Corentin avait 12 ans. Il était arrivé à l’orphelinat quand il n’en avait que neuf. Tout le monde avait fait en sorte qu’il s’y sente chez lui. Dans cet établissement, tout le personnel était bien conscient de la difficulté qu’était l’entrée dans cette nouvelle vie. Ça signifiait qu’on avait vécu quelque chose d’encore plus triste juste avant. Alors le but était de faire en sorte que l’endroit dans lequel on arrivait, ne devienne pas pire que celui qu’on venait de quitter.
Corentin ne se souvenait pas très bien de son jour d’arrivée. À part les larmes, des visages flous et une visite sommaire, les premières semaines n’étaient pas restées dans sa mémoire. Il avait appris bien plus tard, que cette absence de souvenir était récurrente. Surtout quand ça se passait bien. Un tel accueil permettait de prendre le temps, de laisser la douleur précédente s’atténuer, de l’accepter si possible, de vivre avec, avant d’avoir à affronter autre chose. Cet autre chose, ce nouvel environnement, n’était jamais devenu un fardeau pour Corentin. C’était là où il avait construit son caractère, s’était fait des amis pour la vie, et avait appris que la bienveillance était chose possible en toute circonstance.
À tel point que dans cet établissement, la 30aine d’enfants hébergée avait presque toujours ressenti de la compassion pour les nouveaux arrivants. Pas de la pitié. Du respect. Chacun à sa manière. Ce n’étaient pas des enfants modèles, loin de là, – qui pourrait leur reprocher ça après ce qu’ils avaient vécu ? – mais ils se serraient les coudes, comme pour se protéger mutuellement du monde extérieur.
À son âge, Corentin était presque sûr d’avoir trouvé sa vocation. Il voulait devenir cuisinier. Il avait d’ailleurs obtenu une place de commis de cuisine chez Monsieur Duquesne, restaurateur trois rues plus loin. Ce dernier était très heureux de rendre service, d’autant plus que Corentin était appliqué et remplissait de joie la cuisine. La gouvernante voyait l’enfant traîner en cuisine régulièrement. Après avoir cru que c’était par gourmandise, elle avait vite compris que son intérêt était tout autre. M. Duquesne livrait gratuitement les produits non-consommés de son restaurant les soirs de semaine. Elle avait tout de suite pensé à lui pour développer la passion de Corentin.
Ces dernières semaines, l’enfant avait beaucoup mûri avec ses nouvelles occupations. Il se sentait une dette de cœur envers le personnel de l’orphelinat et ses camarades. Leur gentillesse lui avait permis de reprendre pied, et il ne le réalisait que depuis peu. Il voulait les remercier à sa manière. Il avait décidé de faire un repas complet pour tout l’orphelinat, en l’honneur de l’accueil des nouveaux pensionnaires, qui arrivaient justement le lendemain. Un repas un peu spécial, presque tape-à-l’œil pour marquer le coup : Des aiguillettes de canards confites au miel, avec du riz basmati en accompagnement.
Il avait donc prévenu tout le monde qu’il s’occuperait du repas, et n’avait voulu l’aide de personne. Seulement voilà, un repas pour 40 personnes, ça ne s’improvise pas. Il était en premier lieu persuadé qu’il fallait qu’il aille lui-même chasser le canard pour pouvoir parvenir à ses fins. Comme nous nous en doutons, il n’en eut pas l’autorisation. Il se rabattit sur du poulet, une idée de la cuisinière en service, qui justement avait ça dans ses réfrigérateurs.
Le lendemain arriva, et Corentin était aux fourneaux dès la matinée. Très sérieux, le regard qu’il lança à la cuisinière pour lui dire que ce midi-là, la cuisine était à lui, la fît sourire et rester en retrait. La cuisine se passait bien, le poulet mijotait, le riz attendait de cuire, et le miel d’être badigeonné sur les escalopes en fin de cuisson. Le repas était en bonne voie. Il en profita pour aller accueillir les nouveaux arrivants. La veille, deux garçons et une fille avaient été admis à l’orphelinat. La coutume voulait qu’on les laisse tranquilles le jour de l’arrivée, que tout le monde apprenne leurs prénoms, et que le lendemain quand ils croisaient quelqu’un, ce dernier leur fasse un coucou suivi du prénom. Un peu déroutant au début, mais c’était le meilleur moyen pour qu’ils se sentent chez eux le plus vite possible. Corentin ne voulait pas manquait ça.
Il fut rattrapé dans son enthousiasme par une odeur de brûlé.
Dans son plaisir à accueillir les nouveaux venus, il avait oublié de baisser le feu. Tout était calciné. Ne restait que le riz.
La cuisinière, alertée par les autres enfants, retrouva un petit enfant au bord des larmes. Il était trop tard pour tout recommencer, l’heure du repas approchait très vite. Elle le regarda avec un grand sourire, lui donna une légère tape dans le dos, et lui fît un clin d’œil.
Corentin avait compris. Cela signifiait qu’elle était là, à la rescousse. En deux temps trois mouvements, elle lui montra comment improviser quelque chose qui allait plaire à tous : un peu de lait, de la vanille, du sucre, et le riz déjà au menu, elle lui expliqua la recette du riz au lait. L’enfant le réalisa à la perfection. Pour un repas tape-à-l’œil, ce serait tape-à-l’œil. Un dessert en tant que repas complet. Quel enfant n’avait jamais rêvé de ça ? Quel adulte ne l’avait jamais réalisé dès qu’il en avait eu l’occasion ?
Le plat fît sensation, on en parla pendant des jours dans l’orphelinat. Certains même, à moitié pour plaisanter, allaient jusqu’à proposer d’en faire un repas hebdomadaire, remplaçant les choux de Bruxelles.
Ce repas fantaisie reste, depuis ce jour, le repas traditionnel d’accueil des nouveaux pensionnaires, en l’honneur de Corentin. Ce dernier est aujourd’hui devenu chef étoilé. Il repasse pourtant toujours sans faute pour préparer son fameux riz au lait de la débrouille, qui réchauffe le cœur des orphelins, pour que leur journée qui démarre dans la tristesse, retrouve du sourire.
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