23 octobre: RIP (Repose en paix, Se déchirer)
Un autre malheur venait de s’abattre sur la communauté origamiale. De nombreux habitants étaient venus cette fois encore à l’enterrement. Usée jusqu’à la moelle, déteinte et déchirée, cette cocotte en papier bleu semblait avoir beaucoup souffert avant de rendre l’âme.
La tristesse était de mise parmi la population. Les avions en papiers effectuaient un dernier vol d’hommage, les chapeaux pliés se soulevaient une dernière fois en signe d’adieu… Ces scènes semblaient se répéter un peu trop souvent ces derniers temps. Comme les autres cocottes victimes, la dernière assassinée n’avait que de jolis mots marqués en son sein. Elle ne méritait pas ce sort.
C’était dans ce contexte de quatrième meurtre inexpliqué que le détective Pete Enpapier fut chargé de l’enquête. Rendu célèbre par sa nette ressemblance avec la pipe utilisée par Sherlock Holmes lui-même, il se faisait un devoir de ne pas usurper sa réputation. Il fallait que ça cesse. Un cinquième meurtre serait intolérable. Toutes les cocottes avaient été mises sous protection, et une escouade d’étoiles de shérif en papier à paillettes avait été dépêchée pour l’occasion. À Origamia, les accidents de papiers n’étaient pas rares, un petit déchirement, une noyade ou des tâches, mais les meurtres étaient choses étrangères.
Plusieurs jours passèrent, et Pete n’avançait guère dans son investigation. Personne n’avait rien vu, personne ne souhaitait commenter les évènements. Mais son enquête allait peut-être finalement décoller, grâce à l’interrogatoire de la Grande Cocotte Multicolore. La doyenne origamiale était la cocotte la mieux informée de toute la ville. Si quelque chose se tramait, il y avait fort à parier qu’elle en avait eu vent. Surtout si ça concernait ses propres congénères.
Arrivé devant elle, lui parler fut quelque chose d’assez insolite pour notre détective.
Elle lui demanda de choisir une couleur. Il choisit vert. Elle compta alors en se déplaçant lentement :
– « V. hum E. hum R. hum T. hum… C’est bien ce que je pensais. »
– « Quoi ?? Qu’est ce qui se passe nom d’une pipe en bois ? »
– « Rien, justement, rien… »
– « Euh… Tentez Bleu alors ! »
– « B. L. E. U. … Étrange, ça ne correspond pas du tout. »
– « Comment ça ? Expliquez-vous bon sang de pipe ! »
– « Le bleu. Il est rose. Il semble avoir déteint ! Je suis blanche, je représente l’ensemble des couleurs du spectre, mais, voyez ! Il semble que le bleu soit en train de disparaître… Regardez par vous-même, je tends vers le rose… »
Pete n’y comprenait rien. Il s’apprêta à rebrousser chemin sans avoir de nouvelle piste. Et ce fut là qu’un mouvement furtif attira son regard. Du coin de l’œil, il vit une silhouette se cacher derrière un pilier. Quelqu’un était là à espionner. Avec l’air de marcher en réfléchissant, il se rapprocha de la cachette de l’intrus. Il fit alors mine de rembourrer sa pipe, et d’un geste brusque attrapa le visiteur.
Une cocotte en papier rose.
La menace du détective de la transformer en cocotte-minute la mit rapidement à table. Elle avoua tout. Ses camarades l’avaient chargée d’observer comment l’enquête avançait. Avec pour objectif de mettre des bâtons dans les roues de Pete, s’il faisait une quelconque avancée vers la vérité.
À ce moment de l’interrogatoire, la grande cocotte multicolore intervint.
– « Qui sont tes collègues ? » demanda-t-elle.
– « Je représente les roses, oh doyenne. »
– « Les cocottes roses ? »
– « Non. Tous les origamis roses. Nous en avons assez d’être mis sur la touche au profit des couleurs blanches et bleues. Nous avons décidé d’agir. »
– « Par agir, vous entendez déchirer la concurrence ? » intervint Pete.
– « Le règne des autres couleurs n’a que trop duré à nos dépens. Personne ne fait plus de rose. Et personne ne nous utilise plus. Nous sommes mis au ban de la société. »
C’était donc un crime coloriste. Les cocottes en papiers victimes étaient toutes blanches ou bleues. Les roses en avaient eu marre qu’on les discrimine sans cesse. Eux aussi voulaient avoir la belle vie. Être pliés, être manipulés, qu’on joue avec, bref, qu’on les admire aussi. Par jalousie, ils détruisaient les autres couleurs, sélectionnant méthodiquement tout d’abord les blanches et les bleues en commençant par les cocottes. Ils ne comptaient pas s’arrêter là dans leur haine. La suprématie rose était l’aboutissement de cette révolte. En d’autres termes, faire disparaître toutes les autres couleurs pour retrouver une aura aux yeux du monde. Heureusement que Pete Enpapier était passé par là.
Les étoiles à paillette procédèrent à l’arrestation des roses. Un procès en bonne et due forme fut monté. Et la condamnation tomba. Ils durent se plier à 4 ans de travail dans l’hôpital origamien. Réparer petites déchirures et grosses tâches d’une population encore en deuil leur ferrait très certainement comprendre l’horreur des crimes qu’ils avaient commis.
Moralité, quand vous ferez des origamis, pensez à en faire de toutes couleurs. Sinon vous risquez d’en discriminer certains, ce qui mènera indéniablement à des déchirements racistes à Origamia. Pete Enpapier ne sera pas toujours là pour recoller les morceaux.
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